Par Christian Baudelot
Pour la première fois en France, une grande enquête sur la qualité de vie des donneurs vivants de rein vient d’être réalisée par l’Agence de la biomédecine et le service d’Epidémiologie du CHU de Nancy. Toutes les personnes ayant donné leur rein en France entre le 30 juin 2005 et le premier mars 2009 ont été interrogées.
Trois donneurs vivants sur quatre, soit 501 personnes, ont acceptĂ© de remplir et retourner le questionnaire. Ce taux Ă©levĂ© est le signe d’un haut niveau d’implication de la part des donneurs.
La transplantation rĂ©nale est le traitement de rĂ©fĂ©rence des patients atteints d’insuffisance rĂ©nale terminale. Le prĂ©lèvement sur donneur vivant est moins pratiquĂ© en France que dans d’autres pays. Pourtant, de nombreuse enquĂŞtes françaises et internationales Ă©tablissent qu’il assure aux personnes greffĂ©es l’espĂ©rance de vie la plus longue et la qualitĂ© de vie la meilleure.
Mais les donneurs, eux, que deviennent-ils ? Comment se portent-ils dans leur corps et dans leur tête ? Cette enquête a le grand mérite de leur donner enfin la parole.
Qui sont les donneurs ?
Au moment de l’enquête (2010), la législation circonscrivait le cercle des donneurs au cercle familial.
- Le cas le plus fréquent (36%) est celui de parents donnant à leurs enfants, immédiatement suivi (33%) par les dons entre frères ou sœurs, puis entre conjoints (26%).
- Les cas d’enfants ou de petits enfants donnant à des ascendants ou d’oncles ou de tantes à leurs neveux ou nièces demeurent des exceptions (5% environ de l’ensemble).
- Parmi les donneurs, les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes (61% contre 39 %). Non que l’altruisme soit plus développé chez les femmes, mais parce que l’insuffisance rénale terminale est beaucoup plus fréquente chez les hommes que chez les femmes !
- La moitié des donneurs est âgée de moins de 53 ans, un quart ayant dépassé les 60 ans.
- Plus de deux sur trois (69 %) exercent une activité professionnelle. Les professions des donneurs vivants s’écartent peu de celles de la population générale : une moitié d’ouvriers et d’employés, un gros tiers de professions intermédiaires et de cadres supérieurs, 12 % d’artisans, commerçants et agriculteurs.
- Les différentes régions par contre sont très inégalement représentées : l’Ile de France concentre à elle seule 40 % de la population des donneurs.
Ils se portent bien
La qualité de vie d’une personne se mesure à partir de plusieurs composantes. Les premières ont trait à son état de santé physique, les secondes à son état mental, auxquelles il convient d’ajouter une dimension fondamentale : la perception subjective que se fait de son état la personne interrogées
Cet aspect est important chez le donneur vivant, car l’acte auquel il a consenti implique des dimensions psychiques et morales considérables, notamment dans les relations avec son receveur et son entourage.
Dans l’ensemble, ils se portent bien et même mieux, du point de vue physique, que leurs homologues de la population générale.
Qu’il s’agisse de douleurs physiques, de santé générale, du fonctionnement du corps ou de ses limitations, de santé mentale, de l’estime de soi, des relations avec les autres, la qualité de vie des donneurs vivants est soit égale soit supérieure à celle de la population générale.
Les donneurs de 65-75 ans ont en moyenne un score résumé physique proche de celui des sujets de 18-35 ans de la population générale !
Ce constat est confirmé par les appréciations que les donneurs portent sur leur propre état de santé : 97 % jugent leur santé excellente, très bonne ou bonne, plus de la moitié la déclarant excellente ou très bonne.
Des parcours semés d’embuches
Ce jugement largement positif porté sur l’état de santé au moment de l’enquête n’exclut pas l’existence de parcours parsemés d’embûches et d’épreuves pénibles, comme l’attestent ces quatre témoignages.
- « J’avoue que j’ai subi un traumatisme de mon sĂ©jour Ă l’hĂ´pital (pas de l’opĂ©ration) dont j’ai encore du mal Ă me remettre. Le questionnaire le fait resurgir… »
- « Ca pourrait ĂŞtre du gâchis. Le receveur n’a pas rĂ©flĂ©chi suffisamment avant de se suicider… »
- « Je suis restĂ© presque un mois Ă l’hĂ´pital et j’ai pas mal souffert et aussi deux ans de test c’est un peu long : je crois que mon frère ne mĂ©rite pas ce don… »
- « Car c’est une belle aventure humaine. MĂŞme malgrĂ© mon problème d’Ă©ventration et d’hernie. »
Avantage Ă la coelioscopie
Plusieurs donneurs font état de douleurs post-opératoires, certaines ayant donné lieu à des complications.
Les 261 donneurs ayant été opérés par coelioscopie ont moins souvent présenté des douleurs dans les suites opératoires et ont plus souvent récupéré à distance de façon complète, sans aucune douleur résiduelle.
Le bénéfice de cette technique se lit donc clairement dans l’enquête.
« Conseillerez-vous le don d’organe par donneur vivant Ă une autre personne ? » et « Si c’était Ă refaire, le referiez-vous ? »
La vigueur de l’adhésion à la fois psychologique et morale à l’acte accompli est frappante. Elle s’exprime par un oui franc et massif (plus de 95 % dans les deux cas) mais surtout par l’abondance enthousiaste des commentaires qui l’accompagnent.
Cet acte les a tous marqués à vie : donneuses et donneurs expriment sans retenue la joie et la fierté qu’ils éprouvent à avoir contribué à améliorer durablement la qualité de vie d’un de leurs proches.
Ils n’hésitent pas, pour le qualifier, à recourir à l’hyperbole : exceptionnel, exaltant, formidable, inoubliable, merveilleux, enrichissant, extraordinaire, incomparable, magnifique, fabuleux, …
« Dans mon cas, redonner une vie quasi normale Ă mon fils après lui avoir donnĂ© la vie, est une expĂ©rience merveilleuse et chaque anniversaire, nous ne manquons pas de la fĂŞter. »
Plusieurs en font mĂŞme le plus bel acte de leur vie : « Pour ma part je le vis comme une « expĂ©rience » de vie exceptionnelle, peu banale, pas donnĂ©e Ă tout le monde. Je ne serais pas venue sur terre pour rien entre la naissance de ma fille et le don de rein Ă ma sĹ“ur. »
Un don de vie…
Les quatre mots qui reviennent le plus souvent – vie, sauver, pour, normal(e) – donnent le ton.
L’enjeu principal de la greffe est une valeur fondamentale, la vie.
Elle est dirigĂ©e vers un but, qui concerne la vie d’autrui. C’est bien leur « don de vie » qui a permis de « sauver une vie », « changer la vie », « redonner la vie ».
Les donneurs se rĂ©jouissent que leur proche puisse dĂ©sormais « mener une vie normale », « retrouver goĂ»t Ă la vie », « vivre une nouvelle vie », « bĂ©nĂ©ficier d’une meilleure qualitĂ© de vie ».
L’adjectif normal, au masculin, qualifie l’acte accompli. Pour eux, rien d’hĂ©roĂŻque, ni de sacrificiel. C’est naturel et normal. On l’a dĂ©cidĂ© « sans hĂ©siter », « sans la moindre hĂ©sitation ».
De fait, trois fois sur quatre, la décision a été prise immédiatement, sans délibération préalable avec le futur receveur, son entourage, un médecin ou un ancien donneur.
Eviter la dialyse avant tout
Face Ă cet Ă©merveillement, un repoussoir, la dialyse.
86 % des donneurs déclarent qu’éviter la dialyse à son receveur a été un élément déterminant dans leur choix.
La greffe permet « d’éviter la dialyse », « ses contraintes », « ses souffrances ». « Sortir le malade de la dialyse, c’est formidable », « arracher le receveur Ă la dialyse et toutes ses complications », « Ă©viter ou arrĂŞter une dialyse est formidable ».
Des motivations différentes
Les motivations des donneurs varient selon le lien de parenté avec le receveur.
Pour les parents, il s’agit surtout de soulager, en réparant, les souffrances de leur enfant. Ce sont eux qui qualifient le plus souvent de naturel et de normal le geste accompli. Ce sont eux aussi qui se déclarent le plus disposés à conseiller la formule à d’autres personnes.
Le sentiment du devoir est plus prĂ©sent chez les frères et sĹ“urs comme la rĂ©fĂ©rence Ă l’égoĂŻsme, dont il faut Ă tout prix se dĂ©marquer comme s’il s’agissait d’une force contre laquelle on a dĂ» lutter. « Ne pas le faire, c’est ĂŞtre d’un Ă©goĂŻsme qui fait que je ne pourrais me regarder dans une glace ».
Du côté des conjoints, le thème de l’amour est dominant ainsi que le bénéfice mutuel de l’opération. La greffe change la vie du receveur mais aussi celle du donneur et du couple. Elle sauve trois vies à la fois.
Ils n’ont pas « changĂ© »
A la fois enthousiastes (expérience exceptionnelle) et modestes (c’est normal), les donneurs vivants ont le sentiment que la néphrectomie n’a pas le moins du monde altéré leur personnalité morale ou leur intégrité corporelle.
Ils sont restés les mêmes après comme avant : 8 sur 10 affirment qu’ils ont la même idée d’eux même aujourd’hui qu’hier et 3 sur 4 qu’ils n’ont pas changé de façon particulière.
Même si un tiers des donneurs se déclarent insatisfaits de leur cicatrice, ils sont plus de neuf sur dix, à s’estimer aussi attirants qu’avant, aussi féminins (ou masculins) qu’avant, et à n’éprouver aucun mal à se regarder nus devant une glace.
La relation avec le receveur
En va-t-il de même de la relation avec le receveur ? On entend souvent dire que la greffe avec donneur vivant ferait du receveur un obligé permanent de son donneur, ce qui entraînerait des tensions psychologiques difficiles à vivre.
De fait, le thème de la dette inextinguible apparaît avec netteté dans certaines réponses, davantage entre frères et sœurs qu’entre parents et enfants ou entre conjoints
L’enquête a le mérite de le mettre en évidence mais aussi de le relativiser en le ramenant à ses justes proportions : 13 cas sur 501.
Dans l’immense majorité des cas, les relations entre donneur et receveur sont déclarées bonnes, excellentes et même, parfois, meilleures qu’avant la greffe. Le lien affectif est fort, et parfois renforcé.
Le sentiment de solidarité permettant de sauver une vie ou d’améliorer la qualité d’une vie l’emporte sur celui de la dépendance.
Le donneur partage le bonheur du receveur. Ils se réjouissent ensemble du bon coup qu’ils ont joué au destin.
A propos des relations donneur – receveur
- « On s’aime autant sinon plus. » « Nos relations sont effectivement encore plus fortes qu’avant », (un père)
- « Je pense qu’il est encore plus fort. » (un père)
- « Elles n’ont pas changĂ© : je suis sa mère et si j’ai des remarques Ă lui faire, je les lui fais en tant que maman et non en tant que donneuse. » (une mère)
- « Il est avant tout mon fils, je n’ai jamais pensĂ© Ă lui comme mon receveur comme vous dites ! » (une mère)
- « Ce don, c’est une partie de moi qui n’est plus en moi !… » « C’est Ă©trange quelque fois quand je regarde mon frère. Çà me donne la mĂŞme sensation que lorsque je regarde ma fille. Elle a Ă©tĂ© en moi, mais ne l’est plus ! » (une sĹ“ur)
- « Elles sont encore plus fraternelles. » (un frère)
- « Cette opĂ©ration nous a encore plus rapprochĂ©s, nous sommes liĂ©s. » (une sĹ“ur)
- « Depuis la greffe nous revivons comme tout le monde, nous profitons tous les jours de la vie encore plus qu’avant. » (une Ă©pouse)
A propos de la dette
- « Je n’attends aucune contrepartie pour mon geste. Mais juste que le receveur ne gâche pas le don que je lui ai fait, faire attention Ă sa santĂ©. » (un frère)
- « Le receveur se sent redevable, il culpabilise dès que je suis fatiguĂ©e, elle va se cacher dans la chambre de peur qu’on lui fasse des reproches « c’est de ta faute » ; alors que ce n’est pas le cas mais ma fille culpabilise. » (une mère)
- « Je n’aime pas trop parler du don de rein, pour Ă©viter au receveur de se sentir encore plus redevable, parce que je pense que ce doit ĂŞtre un sentiment qui est Ă©prouvĂ© par le receveur et qui me mettrait un peu mal Ă l’aise. » (une sĹ“ur)
- « Je ne lui ai pas parlĂ© de la rĂ©action de mon mari (qui ne veut plus le voir) pour ne pas le culpabiliser. » (une sĹ“ur)
- « Le seul « reproche » que je ferai au receveur, c’est cette obsession de parler du « rein donnĂ© » Ă chaque fois que nous nous voyons pourtant très souvent, c’est pesant parfois. » (une sĹ“ur)
Difficultés relationnelles
Il arrive pourtant que les relations entre donneur, receveur et d’autres membres de la famille soient difficiles.
- « Mon mari n’a pas compris mon geste… »
- « Elles (nos relations) seraient d’autant meilleures si le greffon lui permettait de vivre normalement… »
- « Suite Ă la greffe, le receveur Ă attrapĂ© le virus et j’ai beaucoup culpabilisĂ© du fait que mes parents m’ont fait ressentir que j’en Ă©tais responsable… »
- « Ma femme a très mal supportĂ© ce don Ă ma sĹ“ur… »
- « Attention dĂ©mesurĂ©e de ma mère et ma sĹ“ur sur ma santĂ© mais jalousie d’un frère qui a refusĂ© de donner son rein… »
- « Parfois j’ai du mal Ă gĂ©rer la susceptibilitĂ© de mon conjoint. Mais je pense que cela n’est dĂ» qu’aux effets mĂ©dicamenteux. »
Ces réponses suggèrent que les difficultés des rapports entre donneur et receveur, qui demeurent minoritaires, s’inscrivent dans des contextes de relations déjà complexes au sein de la famille, sur fond d’angoisse et d’expériences souvent malheureuses.
Fatigabilité
Plusieurs donneurs se plaignent d’être plus fatigables et moins résistants après qu’avant. Ces difficultés affectent des femmes dans leurs tâches ménagères et leur vie quotidienne, des hommes et des femmes dans leurs activités professionnelles et sportives.
Il est toujours difficile de distinguer, dans les sentiments de fatigue, la part des effets de la néphrectomie de ceux du vieillissement car, rappelons-le, la moitié des donneurs vivants a plus de 53 ans (âge médian) et un quart d’entre eux a dépassé les 60 ans.
Il n’empêche, le prélèvement d’un rein n’est pas une opération anodine, surtout pour ceux qui exercent une profession exigeant la mobilisation de leur corps.
Le thème des charges lourdes revient à maintes reprises et il a parfois des répercussions fâcheuses sur l’emploi et les conditions de travail. Plusieurs donneurs exerçant des métiers physiques ont dû modifier ou adapter leurs conditions de travail.
D’autres, dix au total, déclarent avoir perdu leur emploi ou dû changer de travail à la suite de la néphrectomie.
Impact Ă©conomique
Plusieurs questions concernaient l’impact économique de la greffe sur le budget du donneur.
Seuls 12 % des donneurs se sont exprimés pour signaler des difficultés. Ils ont beau être peu nombreux, redoutables sont les obstacles qu’ils ont dû affronter et souvent payer de leur poche.
Certains se plaignent de la mauvaise information qui leur a été délivrée à l’origine de la part des services hospitaliers ou de leurs néphrologues sur les procédures de prise en charge.
Les plus nombreux se plaignent de la mauvaise application des textes et des imbroglios administratifs entre l’hôpital et la sécurité sociale et surtout des difficultés qu’ils rencontrent à se faire rembourser leurs frais d’analyses, de déplacement ou d’hébergement. Les procédures de prise en charge, en particulier des suivis annuels, varient aussi fortement d’un hôpital à l’autre.
70% des donneurs souhaiteraient la mise en place d’une protection sociale particulière pour le remboursement à 100 % des frais occasionnés par le don.
Enfin plusieurs donneurs se plaignent de l’attitude des banques et des compagnies d’assurance à l’occasion de demandes de prêts.
Suivi médical
Dans une enquête où la tonalité d’ensemble est optimiste et parfois enthousiaste, la question du suivi médical fait figure de point noir.
70 personnes, soit 15 % des cas, se plaignent, souvent avec amertume, de l’absence ou de l’insuffisance de suivi médical.
C’est à la fois peu (85 % de la population estime faire l’objet d’un suivi médical satisfaisant) et beaucoup. Car à travers le regret de n’être pas suivi médicalement, c’est aussi et peut-être surtout d’une absence de soutien psychologique et humain qu’ils se plaignent.
Le suivi médical régulier a certes des fonctions techniques quand il contrôle l’évolution de la tension, des taux de créatinine, la filtration glomérulaire et plus globalement l’état général du donneur. Il rassure.
Mais il constitue aussi une forme institutionnelle de reconnaissance par les dimensions humaines du colloque singulier.
Or, faute de cette écoute, les donneurs ont souvent le sentiment d’être abandonnés. Ils attendaient du geste accompli davantage de considération, de reconnaissance et de soutien de la part de l’institution médicale. Certains hôpitaux ne sont visiblement pas à la hauteur de leur geste.
Et pourtant…
Et pourtant, en dépit des insatisfactions exprimées par certains, si c’était à refaire,… 98% recommenceraient !
Si douloureuses qu’elles puissent parfois être pour certains donneurs, les suites de la néphrectomie n’entament en rien leur détermination ni ne remettent en question le bien-fondé de leur action. Dans 94 % des cas, le greffon est toujours fonctionnel au moment de l’enquête.
Ces résultats, très rassurants, incitent à changer le regard habituellement porté sur les donneurs vivants.
Leurs témoignages, fondés sur une expérience vécue, constituent des plaidoyers sincères et efficaces pour le développement des greffes de ce type.